La conférence sur Santé, Guérison, Religion et Genre en Afrique organisée par le CIHA au Sénégal le mois dernier a suscité d’importantes réflexions sur des sujets relatifs à l’humanitaire en Afrique ainsi que sur les approches méthodologiques mobilisées pour comprendre ses enjeux. Mame Penda Ba, co-organisatrice de la conférence et rédactrice en chef du blogue du CIHA au Sénégal, s’est penchée sur le caractère expérimental de la conférence et a fait les remarques suivantes au cours du panel de clôture. Nous publierons d’autres réflexions et présentations dans les prochains jours et semaines.
We post here the second set of reflections from the final plenary panel of our December CIHA Blog conference in Senegal on « Health, Healing, Religion and Gender in Africa ». Find the first set of reflections here. Professor Mame Penda Ba, the primary organizer of the conference and Co-Editor of the Blog, reflects here on the conference’s experimental nature and pushes forward on the issues it raised regarding epistemology and methodology for analyzing humanitarianism and religion in Africa. We will post additional reflections and presentations from this very exciting conference in the coming days and weeks.
Remarques de clôture de Mame Penda Ba, co-organisatrice de la conférence: Heurs et malheurs du nomadisme et de la polyphonie
La première chose que je voudrais dire, c’est qu’en dépit des excellentes sessions que nous avons eus, il y a ce que j’appellerai pour ma part « un missing panel », un panel qui manque. Ce panel, qui aurait dû être le panel final, aurait consisté en une sorte de critique méthodologique ex post de la conférence. Autrement dit, je pense qu’il aurait été extrêmement intéressant de nous poser les questions suivantes : qu’est-ce qu’on a fait en réalité durant cette conférence ? De quoi s’est-il fondamentalement agi ? A quelle sorte d’expérimentation avons-nous pris part ?
Je considère en effet pour ma part qu’il s’agissait là d’une conférence expérimentale dans la mesure où nous sommes sortis de notre zone de confort habituelle à savoir le modèle classique de la conférence dont l’équation s’écrit à peu de choses près ainsi : 1 lieu et quelques voix (celles notamment des universitaires et des experts). A contrario, le parti pris -et c’était un pari risqué je l’avoue – a été de diversifier les lieux et les voix. Concrètement cela a donné à la conférence une allure nomade (Dakar, Fatick, Ziguinchor, Royaume d’Oussoye, Cap Skirring, Cabrousse) et polyphone (à côté des universitaires et des experts, reines et rois, guérisseuses et guérisseurs, détenteurs de fétiches, villageois et villageoises etc.). Nomadisme et polyphonie ont permis de faire une traversée de différents lieux, espaces de savoirs endogènes, de mémoires et de patrimoines ; de rencontrer une pluralité d’acteurs de la santé et enfin de comparer l’action et l’idéologie humanitaire religieux et laïc, les questions de gouvernance, d’identité, de vulnérabilité, de résilience.
Mais pari risqué disais-je, parce que le nomadisme est un sport extrême qu’il faut accepter d’endurer et la polyphonie fait appel à une qualité d’écoute sans laquelle on conclut à la disharmonie. Mieux encore, on a le droit de refuser les voyages que l’on qualifie d’éclairs et les rencontres que l’on juge artificielles. Les réceptions de cette conférence, de ce point de vue sont déjà contrastées et j’aurais vraiment souhaité qu’on puisse s’interroger sur ce que cela a signifié pour chacun d’entre nous de rencontrer quelqu’un comme Eric Gbodossou, acteur depuis de nombreuses années dans le champ de la santé mais qui est une figure qui cristallise un certain nombre de controverses. Est-ce un militant visionnaire ou fin stratège ? Dans tous les cas de figure, en tant que chercheur, on ne peut ignorer ni sa présence, ni son discours, ni sa longévité dans le champ de la santé. Alors, est-ce qu’en allant au CEMETRA/ PROMETRA du Sénégal, rencontrer Gbodossou et ses guérisseurs saltigués, nous légitimons de facto toute sa démarche, son discours et sa méthodologie ? Je réponds clairement par la négative. En allant à Fatick, nous choisissons de rencontrer des gens, qui qu’on le veuille ou non, perdurent dans le champ de la santé, et nous avons à les rencontrer, à les écouter, et à réfléchir sur cela veut dire d’avoir des acteurs comme ça dans le champ de la médecine/guérison.
Qu’est-ce que cela voulait dire aussi d’être hier à Cabrousse -ce village important dans l’histoire de la Casamance et notre histoire nationale- dans lequel Aline Sitoe Diatta[1] a choisi de s’installer à son retour de Dakar ? Quelle interaction est-il possible de nouer entre une communauté qui refuse de dire et de partager certaines choses[2] ? Est-ce qu’on était pas dans une forme de rencontre tout à fait artificielle et illusoire puisque nos mondes sont tellement éloignés ? Là aussi je crois que nous avons été les témoins de ce qui est dicible et de ce qui ne l’est pas. La rencontre avec l’autre, c’est aussi accepter ces moments de refus et essayer d’en capter le sens et l’origine.
Mais Cabrousse a aussi fourni une autre leçon mémorable. Notre collègue Pape Chérif Bertrand Bassène a littéralement exhumé celle qui pourrait être la figure féministe la plus radicale dans l’histoire du Sénégal voire de la sous-région. Je peux dire en face de la Professeure Fatou Sow qui a 30 ans ou plus de recherche sur le genre en Afrique, qu’elle venait de faire une découverte vertigineuse en même temps que nous tous, autour de cette figure de Djissegh Alan Disso Bassene encore appelée par l’Eglise catholique locale « la prêtresse de Satan ». Protectrice des femmes stigmatisées pour leur stérilité supposée, elle a créé un camp où ces femmes accueillaient matelots et tirailleurs de passage. Leurs grossesses étaient la preuve absolue de la stérilité masculine, question taboue par excellence. Refusant le prosélytisme catholique et la présence coloniale, elle s’auto-proclama prêtresse animiste, eu des disciples hommes et femmes qui jouissaient d’une liberté sexuelle totale, créa une milice et appela son fétiche, « Commandant de cercle » à l’image de l’administrateur colonial.
Je crois qu’il y a là assez d’éléments (le temps ne me permet pas de revenir en effet sur la rencontre avec les Rois, Reines et guérisseurs d’Oussouye et d’Essawut par exemple) qui confortent ma qualification d’expérimentation. Pour ma part, l’une des pistes possibles pour une réception de tout cela réside dans la formule du banquet. Dans un banquet, vous avez en effet toutes sortes de nourritures, toutes sortes de mets connus et inconnus. Vous n’êtes pas obligés de tout aimer, vous n’êtes pas obligés de tout prendre, vous allez faire des mélanges bizarres mais vous allez aussi découvrir de nouvelles choses. La grande innovation derrière le banquet c’est que l’on fait le tour de la table en butinant, en piochant, en se questionnant sur la texture et le goût des choses. De ce point de vue là, un banquet c’est un déplacement des corps (l’itinérance) et des sens (la diversité). Autrement dit, ce que cette conférence a cherché à faire, c’est de donner de nous donner de la nourriture à ruminer.
La deuxième chose importante qu’il me semble important de souligner, c’est le fait que nous devions aller davantage vers une recherche et une production collaboratives et interdisciplinaires. Je pense que c’est une ambition et une étape nécessaire pour la vitalité de notre blog. Nous avons réussi en effet à mobiliser des personnalités extrêmement fécondes et qui ont une grande production, mais ce que j’espère c’est que la conférence aura réussi à susciter l’envie d’écrire des papiers à quatre mains, à six mains ou plus encore. Je dois ici avouer que c’est l’objectif premier du livret des participants. C’est ainsi notamment que nous allons promouvoir une plus grande mixité entre anglophones et francophones et retenir dans notre réseau du CIHA nos excellents panélistes. Cecelia et d’autres font des efforts énormes pour entrer dans notre monde francophone, et nous avons parmi nous des bilingues, des « passeurs » qui sont des ressources extrêmement stimulantes.
Le troisième et dernier point c’est la question de l’après-conférence. Cette rencontre a été très dense : nous avons eu 45 communications au total. D’une valeur exceptionnelle. Je peux dire avec beaucoup d’assurance déjà que les rédacteurs en chef du CIHA blog peuvent compter sur Valéry Ridde qui va être une ressource importante par rapport à la réflexion sur le format des publications à faire, pour voir si on va vers un ouvrage collectif, un numéro spécial de revue, un handbook ou autre au-delà des posts que nous faisons régulièrement.
Cher-e-s ami-e-s, vous avez tous suffisamment remercié l’équipe du Sénégal, maintenant c’est à notre tour de le faire. Merci d’avoir accepté le nomadisme, d’avoir été positivement curieux, d’avoir aussi respecté les lieux, les hommes et femmes rencontrés durant cette semaine. Et ce qui est proprement extraordinaire c’est que la grande majorité l’a fait avec bonne humeur. Pour moi –et je pense que si quelque chose comme l’africanité existe, c’est comme cela qu’elle s’exprime en ce qui me concerne- la question essentielle, c’est qu’est-ce qui nous rend humain ? les Wolofs du Sénégal diront « nité ». C’est être capable de socialiser, d’être généreux, d’être compréhensif i.e. d’être doué d’une intelligence sociale. Vous avez tous fait montre de cette qualité remarquable.
Merci encore à tous.
[1] Guérisseuse, détentrice du plus puissant fétiche de sa localité et figure centrale de la lutte anti-coloniale. Elle sera déportée par l’administration coloniale au Mali. Morte en exil, ses funérailles coutumières ne sont toujours pas célébrées en l’absence de dépouille mortuaire.
[2] Les notables et autres personnes « autorisées » sont demeurées très vagues lorsqu’il s’est agi de revenir sur la biographie de cette figure remarquable car c’est une mémoire « douloureuse » que son évocation fait ressurgir. Ses proches attendent de faire son deuil (donc de récupérer son corps) unique acte capable de libérer leur parole.
In English
Closing remarks by Mame Penda Ba, co-organizer of the conference: Fortunes and misfortunes of nomadism and polyphonie
First, I would like to say that in spite of all of the excellent sessions we have had during this conference, there is what I would call a « missing panel, » a panel we did not have. This panel, which should have been the last one, would have consisted of a sort of ex post facto methodological critique of the conference as a whole. In other words, I think it would have been extremely interesting to ask ourselves the following question : what did we really do during this conference ? What, ultimately, was it about ? What sort of experimentation did we participate in ?
In my view, we held an experimental conference in the sense that we exited out of the comfort zone that characterizes the conventional conference model, which goes pretty much like this : one site and many voices – notably those of experts and academics. By contrast, the bias of this conference – I acknowledge it was a risky bet – was to diversify both sites and voices. Concretely, this gave the conference a kind of nomadic character (moving from Dakar to Fatick, Zinguinchor, the Kingdom of Oussoye, Cap Skirring, and Cabrousse) and polyphonic (including voices of academics, experts, queens and kings, healers and seers, fetishes with spirit-shrines, and villagers whose lives are organized around the resulting communal practices and beliefs). Nomadism and polyphonie permitted the intersection of different places, spaces of indigenous knowledge, memories and patrimonies ; to encounter different kinds of actors in health and healing and, in the end, to analyze both « religious » and « lay » humanitarian actions and ideologies along with questions of governance, identity, vulnerability, and resilience.
The risky bet comes from the fact that such nomadism is an extreme sport that is necessary to endure as well as accept, and the polyphonic requires a heightened quality of listening ; otherwise the result is total disharmony. Moreover, one could also reject such trips as merely qualified enlightenment or artificial encounters. We had many reactions among conference participants, and I would have really liked to be able to interrogate the meaning for each of us to meet someone like Eric Gbodossou, who has been an influential actor for many years in the field of health, but who is also someone around whose work a fair number of debates crystalize. Is he a radical visionary or a strategic actor? In either case, but as researchers, we cannot ignore his presence, the discourse he engages in, or his longevity in the domain of healthcare. So, in traveling to the CEMETRA/PROMETRA headquarters in Senegal, and meeting some of the Serer priest and priestess healers, do we de facto legitimate the entirety of his work, method and discourse ? I respond clearly in the negative. In going to Fatick, we chose to encounter those who, whether we like it or not, manage to endure and be influential in the field of healthcare, and we have to meet them, listen to them, and reflect on what it means to have these (and other) actors in medicine and healing.
Or, what does it mean to go to Cabrousse – this important village in the history of Casamance as well as our national Senegalese history – in which Aline Sitoe Diatta (fn) chose to live when she returned to Casamance from Dakar (in 1941). What kind of interaction is possible with a community that refuses to say or share certain things ? Doesn’t that create a totally artificial and illusory form of encounter because our worlds are so different ? There, too, I think we are witness to that which is speakable and that which is not. Encountering the other also means accepting these moments of refusal and trying to understand their significations and origins.
But Cabrousse also furnished another memorable lesson. Our colleage Pape Chérif Bertrand Bassène literally exhumed she who is perhaps the most radical feminist figure in the history of Senegal as well as the entire region. I can safely say that even Professor Fatou Sow, who has 30 years at least of research on gender in Africa behind her, that she, too, just made a new discovery along with the rest of us, around the figure of the priestess Djissegh Alan Disso Bassene, who the Catholic Church refers to as « Satan’s priestess. » Protector of women stigmatized by their alleged infertility, she created a camp where these women welcomed passing sailors and infantrymen. Their resulting pregnancies became absolute proof of masculine sterility, a completely taboo issue. Rejecting both Catholicism and colonialism, she proclaimed herself a Priestess, had male and female disciples who lived in complete sexual freedom, created a militia, and called her fetish « Commandante » after the colonial administrator.
I think these represent enough examples (time and space does not allow me to return to encounters with Kings, Queens, and healers in Oussouye and Essawut, among others), to confirm my claim of experimentation. In my view, one way to comprehend all of this is the formula of the banquet. At a banquet, you have all sorts of foods, all kinds of dishes ; some with which you are familiar, others not. You are not obliged to like everything, or even to take everything ; you can also combine things in bizarre ways but you will also discover new things. The great innovation of the banquet is to tour the table in choosing, gathering, in exploring the texture and taste of things. From this perspective, the banquet represents bodily displacement (itinerance) and sensual displacement (diversity). In other words, what this conference tried to do was to give us food for thought.
The second thing that I think is important to underscore is the fact that we must keep privileging collaborative and interdisciplinary research and publications. I think this is a necessary step to maintain the vitality of our Blog. We have succeeded in mobilizing extremely productive and innovative personalities, but I also hope that this conference will succeed in inspiring the wish to write papers « in four hands, » or six hands or even more. This, I acknowledge, was the overarching goal of the participant booklet. This is also why we endeavored to promote a mixture of anglophones and francophones (among other languages) and to retain our excellent panelists in our CIHA network. Many, including Cecelia, make great efforts to enter into our francophone world, and among us we have those who are bilingual who are extremely important resources for the future.
My third and final point is to ask what happens now that the conference is over. This encounter was very dense, with a total of 45 presentations. All of exceptional quality. I can say with great confidence that the Co-Editors of the CIHA Blog can count on Valéry Ridde who is an important resource for reflexion regarding formats for future publications, including whether we move towards a collective volume, a journal symposium, a handbook or other ideas beyond the posts that we regularly do.
Dear friends, you have all thanked our Senegal team profusely. Now it is our turn to thank you. Thank you for accepting the nomadism, to have brought your impressive curiosity, to have respected the sites, men and women we encountered during the week. And what is really extraordinary is the great good humor that you brought to the table. For me – and I think that if something like « Africanity » exists, it manifests itself in this way – the essential question is what is it that makes us human ? The Wolofs in Senegal say « nite ». This is to be capable of socialization, to be generous, to have the gift of social intelligence. Everyone has shown this remarkable quality. Thank you all again.