Par: Ndeye Ami Diop*
L’écriture de l’Afrique pose d’énormes difficultés d’ordre historique et épistémologique. Le contexte de naissance des sciences sociales au moment de la colonisation semble être à l’origine de celles-ci avec les disciplines de l’ethnologie et de l’anthropologie qui ont été des sciences au service du colonialisme. A partir de cette connivence entre pseudo-science et pouvoir impérialiste se constitue la bibliothèque coloniale qui va imposer ses cadres idéologiques sur presque toutes les recherches concernant l’Afrique. En conséquence, la majeure partie de ces études sera influencé par le discours colonial racialiste et dégradant qui reléguait le continent africain et ses habitants aux confins de l’humanité.
Pour sortir de ce processus pavlovien, de plus en plus d’intellectuels africains vont s’efforcer de poser les jalons d’une pensée totalement affranchie de ces conceptions. Dans la première partie de cette série d’études consacrée à l’ASAA (African Studies Association of Africa) nous avons soutenu que la réalisation de ce projet a été prise en charge par des communautés intellectuelles basées sur le continent ou de la Diaspora. Créée en 2013, cette association est en droite ligne avec cette ambition en ce sens qu’elle se donne comme mission de promouvoir la contribution proprement africaine dans l’avancement des connaissances sur les peuples et cultures de l’Afrique et de la Diaspora. Elle contribue aussi à la réalisation de ce projet en adoptant une démarche multidisciplinaire et transdisciplinaire et dans une perspective afro-centrée.
La problématique qui se pose aux intellectuels africains et qui apparait dans les objectifs de l’ASAA est donc la construction d’un discours authentique sur le continent quand dans le passé sa connaissance a été extravertie, quand le discours sur le continent a longtemps servi de prétexte pour parler d’autre chose, quand on a longtemps parlé à sa place. Cette tâche n’est cependant jamais allée de soi car comme le souligne Mwayila Tshiyembe : « Réfléchir sur l’Etat et le politique en Afrique depuis les indépendances est une tâche à la fois nécessaire et décourageante. Le chercheur navigue entre les imprécations, les illusions et les fausses certitudes.» (Tshiyembe, 1998 : 112)
Cette impossibilité est liée à l’inadaptation entre les outils théoriques et méthodologiques importés de l’occident et la réalité sociopolitique africaine. De ce fait les différentes théories et conceptions qui en découlent, semblent incapables de sortir du cercle vicieux d’un discours déphasé. C’est ce qui justifie l’urgence de la tache de l’heure qui est celle d’approfondir ce travail de rupture avec le discours aliénant et de poser un cadre épistémologique et des questionnements idéologiques qui permettent de redéfinir l’orientation paradigmatique des études africaines.
L’ASAA : UNE SCENE INTELLECTUELLE AFRICAINE EN CONSTRUCTION
L’ASAA est la première association d’études africaines dans une perspective afro-centrée basée en Afrique, même si on peut trouver plusieurs instituts d’études africaines sur le continent. Avant sa création toutes les associations d’études africaines étaient donc localisées hors du continent. Surtout, la participation des chercheurs africains aux différentes rencontres en Amérique du nord et en Europe n’était pas toujours évidente. En plus leurs voix étaient faibles voire inexistantes dans les instances de décisions de ces organisations et dans l’étude des problèmes et défis intrinsèques du continent et dans la perspectives d’y apporter des solutions. De ce fait la création de cette organisation est un tournant décisif dans les études africaines.
Depuis sa création l’ASAA a tenu deux conférences internationales à l’institut des études africaines à l’université d’Ibadan au Nigéria et à Accra à l’institut des études africaines de l’université de Ghana respectivement en octobre 2015 et 2017. Ces rencontrent ont porté sur des questions névralgiques : le premier sur les études africaines au XXIème siècle : passé, présent et futur, et le second sur études africaines et politiques mondiales. Ces conférences ont été des moments essentiels de contact et de mise en réseau des chercheurs, intellectuels, praticiens et activistes issues de l’Afriques et de la diaspora pour réfléchir ensemble et se féconder mutuellement sur des problématiques centraux.. elles ont permis aussi une sorte d’état des lieux des études africaines pour savoir où est-ce que l’on en est vraiment, quelle est la direction que prend la recherche et quels en sont les soubresauts. Ces conférences ont aussi permis la rencontre et le dialogue des travaux, réflexions et productions des communautés intellectuelles africaines aussi bien francophones qu’anglophones.
L’ASAA a également tenu un panel en 2016 qui s’intitule : la production des connaissances et le développement social (ou socioéconomique) de l’Afrique lors de la rencontre annuelle de l’ASA (African Studies Association, basée aux Etats Unis) à Washinton DC sous le thème : Imagining Africa at the Center : Bridging Scholarship, Policy and Representation in African Studies
Bref, l’Association des Etudes Africaines de l’Afrique permet la construction d’une scène intellectuelle en tant que des espaces physiques constitués par des institutions d’études africaines, des universités…, des espaces savants numériques à travers des sites web, des blogs et des think tank…mais aussi des espaces symboliques ou se produit, s’organise et se donne à voir une communauté épistémique de contre hégémonie se manifestant par une volonté de rupture méthodologique et conceptuelle avec l’ordre scientifique dominant.
Ce travail fait écho à la pensée Alioune Diop qui soulignait dans son dernier message à l’Afrique et au monde en 1980, que la tache de l’heure est de « ressusciter et d’animer le pouvoir et l’initiative intellectuels de l’Africain (inséré dans son milieu naturel et socio-culturel) afin de le mettre à même d’exercer sa responsabilité de juger directement à même les réalités nationales et internationales ».
L’APPORT DE L’ASAA DANS LA RE-DEFINITION DES ETUDES AFRICAINES
Comme ce fut rappelé dans la note conceptuelle de la conférence de 2015 qui portait sur les études africaines au XXIème siècle : Passé, présent et futur, on peut noter trois phases majeures de ré-invention de l’Afrique: la première correspond à sa rencontre à la préhistoire avec les voyageurs perses, grecs et romains animés par une curiosité scientifique. Il en est de même de la documentation arabe à cette époque qui est largement factuelle. Le deuxième moment correspond à sa première rencontre avec les explorateurs occidentaux dont les motivations à l’époque étaient purement matérialistes et mercantilistes. De ce fait les investigations étaient animées par des intérêts commerciaux et économiques. La troisième phase qui inclut également les explorateurs américains a déplacé l’intérêt et les études vers l’anthropologie comme instrument clé des études africaines. Ceci montre comment les études africaines ont été, dès le début, extraverties, de tel sorte que l’un des objectifs de la première conférence biennale de l’ASAA était de faire du continent le lieu d’émergence et de rayonnement des études africaines. Ainsi cette note conceptuelle nourrissait largement l’espoir que la quatrième phase débutée en 1962 lors du premier congrès international des africanistes à Accra, et dans laquelle s’engage cette première conférence marque la consolidation des études sociologiques pluridisciplinaire et transdisciplinaire mais aussi qu’elle s’ancre dans des orientations scientifiques plus heuristiques, créatives et cosmopolitaines.
Cette conférence devait permettre à ses différents participants de retourner à la tache de définition des études africaines et de ses principaux domaines malgré l’importante littérature déjà existante dans ce sens. S’agissait-il de ce qui était fait dans les différents instituts d’études africaines qui existent sur le continent ou bien une agrégation de ce qui se fait à travers le monde dans les départements et facultés dont les études portent sur l’Afrique et sa Diaspora ? Elle a accueilli une vingtaine de sous thèmes qui opte pour une démarche pluridisciplinaire et transdisciplinaire qui mobilise des outils de l’histoire, de la sociologie, de la science politique et de la géographie… En plus il était apparent que la question de ce qu’étaient les études africaines dans le passé, de ce qu’elles sont aujourd’hui et de ce qu’elles seront dans le futur nécessite à la fois des travaux études et recherches à la fois fondamentales et appliquées ; permettant de sortir du clivage qui a tendance à privilégier un type de recherche sur l’autre. Et enfin notons que la conférence a réaffirmé la dimension mondiale et inclusive des études africaines qui n’étant pas limitées à l’Afrique et à sa diaspora, étaient plutôt un champ investi, dans le monde entier, par plusieurs disciplines devenant ainsi méthodologiquement l’un des champs les plus complexes.
In English
ASAA AND THE RE-DEFINITION OF AFRICAN STUDIES
By: Ndeye Ami Diop*
The writing of Africa poses enormous difficulties of historical and epistemological order. The birth context of the social sciences at the time of colonization seems to be at the origin of these difficulties, particularly notable in the disciplines of ethnology and anthropology which were sciences in the service of colonialism. From this connivance between pseudo-science and imperialist power is constituted the colonial library which imposes its ideological frameworks on almost all research concerning Africa. As a result, most of these studies are influenced by colonial racist and degrading discourse about the African continent and its inhabitants.
To get out of this Pavlovian process, more and more African intellectuals will endeavor to lay the groundwork for a thought totally free of these conceptions. In the first part of this series of studies on the African Studies Association of Africa (ASAA), I argued that the realization of this project has been supported by intellectual communities based on the continent as well as the Diaspora. Created in 2013, the ASAA is in line with this ambition in the sense that its mission is to promote the African contribution to the advancement of knowledge about the peoples and cultures of Africa and the Diaspora. It also contributes to the realization of this project by adopting a multidisciplinary and transdisciplinary approach and using an Afro-centered perspective.
The issue facing African intellectuals and which appears in the objectives of the ASAA is therefore the construction of an authentic discourse on the continent given the historical context that discourse about the continent has long served as a pretext for speaking of something else. This task, however, is not an easy one as Mwayila Tshiyembe points out: “Reflecting on the state and politics in Africa since independence is both a necessary and daunting task. The researcher navigates between imprecations, illusions and false certainties,” (1998: 112).
This impossibility is related to the maladjustment between the theoretical and methodological tools imported from the West and the African socio-political reality. As a result, the various theories and conceptions that flow from it seem incapable of escaping from the vicious circle of a discourse that is out of step. This justifies the urgency of the task of the hour which is to deepen this work of rupture with the alienating discourse and to lay an epistemological framework and ideological questions that make it possible to redefine the paradigmatic orientation of African Studies.
ASAA: AN AFRICAN INTELLECTUAL SCENE UNDER CONSTRUCTION
ASAA is the first association of African Studies in an Afro-centered perspective based in Africa, although there are several African Institutes of Studies on the continent. Before its creation, all African studies associations have been largely located outside the continent. Above all, the participation of African researchers in different meetings in North America and Europe was not always obvious. In addition, their voices were weak or non-existent in the decision-making bodies of these organizations and in the study of the intrinsic problems and challenges of the continent and in the prospects of finding solutions. As a result, the creation of this organization is a turning point in African Studies.
Since its inception, ASAA has held two international conferences at the Institute of African Studies at the University of Ibadan in Nigeria and Accra at the Institute of African Studies at the University of Ghana respectively in October 2015 and 2017. These meetings focused on critical issues: the first on African studies in the twenty-first century: past, present and future, and the second on African studies and global politics. These conferences were essential moments of contact and networking of researchers, intellectuals, practitioners and activists from Africa and the diaspora to reflect together and fertilize each other on central issues. The meetings also allowed a reflection on the state of African studies to know where we really are, what is the direction of research and what are the ups and downs. These conferences also allowed the meeting and the dialogue of the works, reflections and productions of African intellectual communities, both in French and English.
ASAA also held a panel in 2016 entitled: “Knowledge Production and Social (or Socio-Economic) Development in Africa” at the ASA Annual Meeting (African Studies Association, USA) in Washington DC with the theme: Imagining Africa at the Center: Bridging Scholarship, Policy and Representation in African Studies. In short, ASAA allows the construction of an intellectual scene as physical spaces constituted by institutions of African studies, universities, etc. both digital spaces such as websites, blogs and think tanks –but also symbolic spaces where an epistemic community of counter-hegemony is able to organize and grow, strengthend by a shared desire to break methodologically and conceptually with the dominant scientific order. This work echoes the thought of Alioune Diop, who stressed in his last message to Africa and the world in 1980 that the task of the hour is to “resurrect and animate the intellectual power and initiative of the African (inserted in its natural and socio-cultural environment) in order to put it in a position to exercise its responsibility to judge directly from national and international realities.”
ASAA’S CONTRIBUTION TO THE RE-DEFINITION OF AFRICAN STUDIES
As noted in the concept note of the 2015 ASAA conference which focused on African studies in the 21st century, there are three major phases of re-invention of Africa: the first corresponds to its meeting in prehistory with Persian, Greek and Roman travelers animated by a scientific curiosity. The same is true of the Arabic documentation at this time, which is largely factual. The second moment corresponds to his first meeting with Western explorers whose motivations at the time were purely materialistic and mercantilist. As a result, investigations were driven by commercial and economic interests. The third phase which also includes American explorers has shifted interest and studies to anthropology as a key instrument of African studies. This shows how African studies were, from the outset, extroverted, so that one of the objectives of the first biennial conference of the ASAA was to make the continent the place of emergence and influence of African Studies. Thus this concept note was largely based on the hope that the fourth phase, begun in 1962 at the first international congress of Africanists in Accra marks the consolidation of multidisciplinary and transdisciplinary sociological studies, as well as its anchor in more heuristic, creative and cosmopolitan scientific orientations.
The ASAA conference calls for its various participants to return to the task of defining African Studies and its main areas despite the significant literature already existing in this direction. Was it what was done in the various African research institutes that exist on the continent or an aggregation of what is done around the world in the departments and faculties whose studies focus on Africa and Africa? What of the Diaspora? ASAA has hosted about twenty sub-themes that opt for a multidisciplinary and transdisciplinary approaches that mobilize the tools of history, sociology, political science and geography. In addition it has become apparent that the question of what were African studies in the past, what they are today and what they will be in the future requires both studies and research — at the same time fundamental and applied—in order to get out of the cleavage that tends to favor one type of research on the other. And finally I note that the ASAA conference reaffirmed the global and inclusive dimension of African studies that it is not limited to Africa and its diaspora, but rather a field invested, worldwide, by several disciplines thus becoming methodologically one of the most complex fields.
A propos de l’auteur: Ndeye Ami Diop
Doctorant, Science politique, Université Gaston Berger, Sénégal / PhD student, Political Science, Gaston Berger University, Senegal
Ndéye Ami Diop est un doctorat de deuxième année candidat en science politique à l’Université Gaston Berger. Son sujet concerne les scènes intellectuelles africaines et le renouveau des études africaines, notamment dans l’épistémologie des sciences sociales en Afrique. Mme Diop est également assistante de recherche au LASPAD (Laboratoire d’Analyse des Sociétés et des Pouvoirs / Afrique-Diasporas) et assistante temporaire au département CRAC (Civilisation Religion Art et Communication) de l’Université Gaston Berger.
Ndéye Ami Diop is a second year Ph.D. candidate in Political Science at Gaston Berger University. Her subject concerns the African intellectual scenes and the renewal of African Studies, particularly in the epistemology of social sciences in Africa. Ms. Diop is also a Research Assistant at LASPAD (Laboratory for the Analysis of Societies and Powers/Africa-Diasporas) as well as a temporary assistant at the department of CRAC (Civilization Religion Art and Communication) at Gaston Berger University.