Par : Ludovic Lado, S.J.
Au cours de mes quelques semaines de séjour au Cameroun, j’ai tenu à consacrer quelques jours, en guise de solidarité, au terrain de la crise anglophone, question aussi de flairer les souffrances humaines. En effet, pour un visiteur qui se limite aux régions francophones, surtout aux villes comme Douala et Yaoundé, les réalités de la crise anglophone sont difficilement perceptibles, surtout que rares sont les médias locaux qui s’aventurent sur le terrain pour des reportages. S’il est vrai que la crise anglophone meuble au quotidien les conversations chez les francophones, pour l’instant, les effets pervers de celle-ci sont encore essentiellement concentrés ailleurs, dans les régions du Nord Ouest et du Sud-Ouest. En effet, s’il y a un domaine dans lequel nous avons tous (l’´Etat comme les populations) échoué au Cameroun dans la gestion de la crise anglophone, c’est bien celui de l’organisation de la solidarité nationale envers les victimes. Le Cameroun francophone a et continue à briller par l’indifférence. Et on le payera très cher dans la reconstruction et la préservation de la qualité du lien social.
Il faut en effet se rendre dans les régions anglophones pour mesurer la distance psychologique qui sépare désormais les deux parties du Cameroun. Si dans les médias francophones, les élections dominent l’actualité, du côté anglophone, la préoccupation majeure est plutôt celle de la survie et de la sécurité. Deux ans de résistance ont usé les cœurs et les esprits mais surtout, plus le temps passe, plus les villages sont brûlés, plus les pertes en vies humaines se multiplient, plus les gens se radicalisent. Deux années de crise anglophone ont façonné une conscience collective de la résistance qu’on flaire sur le terrain. On vous y parle, quand vous êtes perçu comme francophone, comme à un étranger. La grande méfiance règne dans ces régions où personne n’ose discuter de la crise avec un inconnu, de surcroit francophone ; c’est la peur d’avoir affaire à un espion de la « République », terme consacré pour désigner le Cameroun francophone désormais assimilé dans les esprits au régime répressif de Yaoundé.
Si des villes comme Bamenda et Buea, en dehors du « Ghost Town » de lundi, affichent un semblant de normalité pendant le reste de la semaine, les habitants des villages subissent le martyr, pris entre le marteau de l’armée camerounaise et l’enclume des groupes rebelles ambazoniens. L’insécurité dans les villages provoque un reflux des populations vers les villes de Buea et Bamenda, mais aussi vers d’autres régions du Cameroun. Il faut en effet distinguer plusieurs catégories de déplacés dans ces nouveaux flux migratoires:
- Ceux qui fuient les villages vers Buea et Bamenda ;
- Ceux qui fuient les régions anglophonesvers les régions francophones ;
- Ceux qui sont coincés dans les forêts ;
- Ceux qui fuient le Cameroun pour l’étranger
A l’approche de la rentrée scolaire, l’heure est à un exode massif des parents et des enfants pour une relocalisation dans les régions francophones limitrophes. Bamenda et Buea, selon les témoignages, continuent de se vider des enfants en âge de scolarisation. Ceux qui le peuvent quittent ces régions où « où les affaires ne marchent plus» pour aller se chercher ailleurs. Les ressorts de solidarité qui fonctionnent le mieux dans ces flux migratoires sont intrafamiliaux, nombreuses étant les familles anglophones installées dans les zones francophones qui accueillent – les membres de leurs familles frappés par cette crise. Les églises servent aussi d’espaces d’expression de la solidarité envers les déplacés. Dans les villes comme Mbouda, Dschang, Mbanga, Douala, etc. la demande pour les écoles anglophones ainsi que pour les maisons à louer par les déplacés internes explose. Toutes ces recompositions sociales préfigurent un travail difficile de reconstruction du lien social au Cameroun.
Je reste convaincu que deux remèdes peuvent y aider : La SOLIDARITE et le DIALOGUE. Mais il faut agir vite.
D’abord la SOLIDARITE! C’est un fait que les « Ghost Town » et l’insécurité ont porté un coup dur aux activités économiques et au pouvoir d’achat des populations dans ces régions. Mais ce qui est encore plus préoccupant, c’est que les travaux champêtres ont été particulièrement perturbés cette année et beaucoup de paysans et paysannes n’ont pas pu faire leur récolte. Il faut donc craindre une crise alimentaire d’une certaine envergure dans les mois à venir. D’où l’impératif de l’organisation de la solidarité nationale, à partir de la base, en dehors des canaux de l’Etat. Les Eglises et les leaders religieux devraient prendre les devants de cette responsabilité collective. Chaque Camerounais francophone doit se faire violence pour participer à cet effort qui rendra effectivement le « Cameroun un et indivisible ».
Quant DIALOGUE, le climat de méfiance qui règne entre les populations et l’armée nationale est l’une des manifestations évidentes de la crise de l’Etat dans ces régions, une crise profonde de confiance. Point besoin de rappeler que le régime Biya y a épuisé son capital de confiance. On a la nette impression, au fil des conversations, que le Cameroun a déjà perdu la bataille psychologique avec ses citoyens d’expression anglophone, et qu’il ne reste que la bataille institutionnelle. Mais, si pour certains, le divorce entre « la République du Cameroun » et les « Southern Cameroons » est déjà consommé, pour d’autres, même s’il commence à se faire tard, on peut encore rattraper l’unité, pourvu qu’on agisse vite. C’est pourquoi le dialogue national inclusif reste la voie obligée. La récente initiative du Cardinal Tumi et autres leaders religieux, bien qu’imparfaite, est une occasion à ne pas rater.
Mais la fièvre des élections présidentielles dans les régions francophones semble aujourd’hui reléguer ces priorités au second plan.
In English
A PILGRIMAGE OF SOLIDARITY AT THE HEART OF THE CAMEROON ANGLOPHONE CRISIS
By Ludovic Lado, S.J.
During my trip to Cameroon in July 2018, I wanted to dedicate a few days by way of solidarity to the terrain of the Anglophone crisis, also for me to get a sense of the human suffering. Indeed, visitors who are limited to the French-speaking regions, especially cities like Douala and Yaoundé, the realities of the Anglophone crisis are hardly perceptible, especially since few local media dare to venture into that space for reporting. While it is true that the Anglophone crisis is a daily fixture for conversations among Francophones, for the moment, the perverse effects of this crisis are still mainly concentrated elsewhere, in the North West and South West regions. Actually, if there is one area in which all of us (the state as well as the populations) Cameroonians have failed in the management of the Anglophone crisis, it is definitely about the organization of national solidarity towards the victims. Francophone Cameroon has and continues to shine with indifference. And it will cost us a high price toward the reconstruction and the preservation of the quality of the social bond.
It is indeed necessary to visit the English-speaking regions to fathom the psychological distance that now separates the two parts of Cameroon. If in the francophone media, elections dominate the news, on the anglophone side, the major concern is security and survival. Two years of resistance have worn out hearts and minds but mostly, as time passes, and as the villages are burned down, the losses in human lives are increasing, and the more people become radicalized. Two years of Anglophone crisis have shaped a collective consciousness of resistance that is blown on the ground. You are spoken to when you are perceived as a francophone, as a stranger. There is growing mistrust in these regions where no one dares to discuss the crisis with a French-speaking Cameroonian who is also perceived to be a stranger; it is the fear of having to deal with a spy of the “Republic,” a term consecrated to refer to the French-speaking Cameroon which, in most minds, is assimilated to the repressive regime of Yaoundé.
If cities such as Bamenda and Buea show a semblance of normalcy apart from the Monday “ghost towns” when many businesses close in solidarity with the resistance, the inhabitants of the villages suffer martyrdom, caught between the hammer of the Cameroonian army and the anvil of Ambazonian rebel groups. The insecurity in the villages causes populations to return to the cities of Buea and Bamenda, but also to other regions of Cameroon. It is important, in fact, to distinguish several categories of displaced people in these new migratory flows:
– Those fleeing the villages towards Buea and Bamenda;
– Those fleeing the English-speaking regions to the French-speaking regions;
– Those who are stuck in the forests;
– Those fleeing Cameroon for overseas.
As the opening of the school year is getting closer, this is the time for a massive exodus of parents and children to relocate to neighboring French-speaking regions. Bamenda and Buea, according to testimonies, continue to empty themselves of school-age children. Those who can are leaving these areas “where business no longer works.” The structures of solidarity that work best in these migratory flows are intrafamilial, given the many Anglophone families living in the French-speaking areas that are ready to welcome affected members of their families hit by this crisis. The churches also serve as spaces for the expressing of solidarity with the displaced. In cities like Mbouda, Dschang, Mbanga, Douala, etc., the demand both for English schools and houses for rent by Internally Displaced Persons (IDPs) has exploded. All these social recompositions foreshadow the difficult task of rebuilding social bonds in Cameroon.
I remain convinced that two remedies can help: SOLIDARITY and DIALOGUE. But we must act quickly.
First, SOLIDARITY! It is a fact that “Ghost Town” and insecurity have dealt a heavy blow to the economic activities and purchasing power of the populations in these regions. But what is even more worrying is that agricultural work has been particularly disrupted this year and many peasants have not been able to harvest. We must therefore fear a food crisis of some magnitude in the months to come. Hence the imperative of organizing national solidarity, from the ground up, outside the channels of the state. Churches and religious leaders should take the lead in this collective responsibility. Every French-speaking Cameroonian should participate in this national effort that would effectively make Cameroon one and indivisible.
As for DIALOGUE, the climate of mistrust that prevails between the populations and the national army is one of the obvious manifestations of the state crisis in these regions, a deep crisis of confidence. Needless to say, the Biya regime has exhausted its capital of trust. We have the clear impression, over the course of conversations, that Cameroon has already lost the psychological battle with its English-speaking citizens, and that the only battle remaining is institutional. While for some, the divorce between “the Republic of Cameroon” and the “Southern Cameroons” is already consumed, for others, even if it starts to get late, we can still catch up, provided that we act quickly. This is why inclusive national dialogue remains the imperative (sine qua none) path to travel. The recent initiative of Cardinal Tumi and other religious leaders, though imperfect, is an opportunity not to be missed.
But the feverish presidential elections in the French-speaking regions seem today to relegate these priorities to the background.
About the Author: Ludovic Lado, S.J.
Former Vice-Dean of the Faculty of Social Sciences and Management of the Catholic University of Central Africa (UCAC) in Yaoundé, Ludovic Lado is a Cameroonian Jesuit priest who has not usurped his reputation of troublemaker – the same one that earned him dismissal in 2012. Even “exiled” in Abidjan, where he now heads the Institute of Dignity and Human Rights of the Center for Research and Action for Peace (CERAP), this maverick continues to make the newspapers.
Source : http://www.jeuneafrique.com/mag/334811/societe/ludovic-lado-jesuite-na-langue-poche/